La colère sourd encore dans la voix de Sopheap*, le regard fixé au loin sur un point imaginaire. Cette grand-mère de 57 ans a été ramassée un soir de décembre par les services sociaux de la municipalité de même que tous ceux qui dormaient ou vagabondaient dans les rues de Phnom Penh.

"Au milieu de la nuit, des hommes sont venus couper les fils de ma moustiquaire sur le bout de trottoir que je squatte depuis 4 mois. Ils m’ont botté les fesses et nous ont ordonné, à moi, ma fille et mes deux petites-filles, de grimper dans une camionnette. Les plus récalcitrants étaient poussés à coups de matraque", raconte la vieille dame.

Pho*, 23 ans, se remettait sur la pelouse au bord du fleuve d’une soûlerie avec des amis quand il s’est fait tirer par le col et embarquer. "Je ne suis pas un enfant des rues : j’ai une maison et je vis avec ma famille", proteste, encore éberlué, le jeune homme à la mise impeccable.

Ils seraient, à en croire les témoignages de ceux qui ont réussi à s’échapper du centre dans lequel on les a parqués, plus d’une centaine à être ainsi tombés dans les filets des services sociaux. C’est, semble-t-il, pour l’instant, la seule solution trouvée par la municipalité - très soucieuse de son image - pour nettoyer la capitale des nombreux sans-abri qui dorment à la belle étoile. Emmenés dans une enceinte non loin du Centre des affaires sociales de Phnom Penh, ils y sont incarcérés plusieurs jours voire des semaines avant d’être libérés.

Des conditions de détention dégradantes

"Ils nous ont entassés dans des salles, rapporte Pho, précisant qu’à aucun moment on ne les a interrogés ou demandé leurs papiers d’identité. Pour les repas, nous avions une minuscule poignée de riz et de chhay pov (navets fermentés, le repas des pauvres, Ndlr). Une fois par jour, on avait le droit de sortir faire nos besoins par groupes de quatre ou cinq. Les femmes se retiennent car les gardiens se postent devant elles pour les regarder. Il y a de tout dans ce centre : des bébés, des enfants, des adultes, même une très vieille femme qui répétait s’être fait violer et qui ne pouvait plus s’asseoir tant la douleur était intense."

Dès le premier jour, le jeune homme casse un carreau pour s’échapper. Repris, il est corrigé et attaché à un palmier une journée durant sous un soleil mordant. Ce n’est que quatre jours après son arrestation que Pho profitera d’un moment d’agitation après l’évanouissement d’un "détenu" pour se faire la belle.

"Ceux qui font office de gardiens ne sont autres que des voyous. Ils sont jeunes et très violents. Ils éprouvent du plaisir à faire souffrir les autres", maugrée Sopheap. Elle réussira, elle aussi, à s’échapper en payant 50 000 riels (10 €) au gardien pour qu’il la laisse partir chercher des médicaments pour sa petite-fille malade.

Ces rafles de plus en plus fréquentes dans les rues de la capitale cambodgienne ont déclenché une levée de boucliers des ONG. "Peut-on justifier l’incarcération de gens alors qu’ils ne sont accusés ou reconnus coupables d’aucun crime ?, interroge-t-on à la Licadho, la plus importante organisation de droits de l’homme du pays. À notre connaissance, aucune législation ne le justifie et ce, même si le centre fonctionne sur une base légale." Les conditions de vie - de "détention", préfèrent dire les ONG - y seraient très précaires, la nourriture insuffisante et les services médicaux inexistants, confirment ces associations.

Retour à la case départ

Chea Sorn, directeur du département des Affaires sociales de Phnom Penh, nie ces brimades, humiliations et brutalités. Selon lui, "le centre accueille 490 sans-abri à qui seront dispensées des formations professionnelles". "Et tous, assure le fonctionnaire, s’y trouvent de leur plein gré." Ces personnes devraient être reconduites dans leur village d’origine au début de l’année. Une solution critiquée par l’association Krousar Thmey : "Si on décide d’aider vraiment ces jeunes, il faut le faire jusqu’au bout. Les garder deux mois et les renvoyer dans leur province en espérant que les autorités locales s’en occupent ne sert à rien".

Et Pin Sokhom, de l’ONG Friends, qui travaille aux côtés des enfants de la rue, d’ajouter : "Des familles ont été séparées, des personnes qui ont un toit ont été embarquées. Notre organisation est prête à collaborer avec les autorités mais pas en employant de telles méthodes".

*prénoms fictifs