Jean-Paul Marthoz - Les organisations qui ont reçu ces derniers jours l’autorisation d’entrer en Birmanie viennent de pays – l’Inde, la Chine, la Thaïlande – qui se sont bien gardés de critiquer ou de sanctionner le régime totalitaire au pouvoir à Naypyidaw (la nouvelle capitale birmane).

Cette tension entre les approches humanitaires et droits-de-l’hommistes est apparue également dans le souci des Nations unies et de certaines ONG de ne pas braquer la junte par des déclarations trop critiques qui pourraient inciter cette dernière à leur interdire l’accès aux victimes. Dire la vérité sur l’obstruction criminelle dont la Junte se rend responsable revient à se condamner à l’exclusion des zones dévastées. Terrible dilemme.

Face à ce chantage exercé sur les ONG humanitaires, face au choix paranoïaque des militaires birmans de rejeter l’assistance occidentale sous le prétexte que ces pays appuient l’opposition démocratique, il est essentiel que les pressions les plus fortes soient exercées sur le régime par ceux qui ne risquent rien en prenant la parole : les organisations de défense des droits de l’Homme, les institutions intergouvernementales spécialisées et les gouvernements les plus impliqués en Birmanie.

Les organisations de défense des droits de l’Homme ont fait leur travail : Amnesty International a dénoncé le régime birman, l’accusant de violer le droit de ses citoyens à la vie, à la santé et à l’alimentation. Elle a appelé les pays asiatiques à exercer toute leur influence sur le gouvernement birman afin que celui-ci permette l’activité sans entraves des organisations humanitaires.

Le secrétaire général des Nations unies a lui aussi semoncé le régime, mais l’ONU doit aller plus loin. L’attitude des autorités birmanes équivaut en effet de plus en plus à un crime contre l’humanité, comme l’a affirmé le représentant français à l’ONU.

Le débat sur la responsabilité de protéger (R2P, dans le jargon humanitaire), lancé par le ministre français des affaires étrangères, Bernard Kouchner, a dès lors toute sa pertinence. Même si le largage aérien de vivres et de médicaments pose d’immenses problèmes techniques et politiques (absence de spécialistes humanitaires au sol, présence de dizaines de milliers de soldats birmans, etc. ), la mise en cause de ce scénario n’enlève aucune légitimité à l’invocation du R2P, un principe adopté solennellement par l’ensemble des membres de l’ONU lors d’un sommet en septembre 2005 à New York.

Si celui-ci est censé s’appliquer aux crimes les plus graves commis le plus souvent lors de conflits armés : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique, génocide, il ne devrait pas exclure des situations de crise humanitaire aigüe provoquée par l’action ou l’omission d’un gouvernement.

Le cyclone birman, en effet, n’est pas un désastre naturel classique. Les dégâts provoqués par l’ouragan ont d’abord été aggravés par des années de dictature. Les autorités ont négligé de prendre les mesures (infrastructure, centres de santé, construction de logements, développement économique) qui auraient pu amortir l’impact d’une nature déchaînée. Les restrictions draconiennes qu’elles ont imposées à la presse ont empêché la mise en place de plans d’alerte et d’information de crise. Le système totalitaire de surveillance, avec sa prolifération de mouchards et d’agents de sécurité, a atomisé la société et affaibli les réseaux informels de solidarité. Par lui-même, le régime birman est un crime permanent contre l’humanité.

Sa réaction, après le passage du cyclone, n’a fait que confirmer ce système meurtrier. En privant la population d’une assistance vitale, les généraux birmans ne se comportent pas différemment des génocidaires. Ils ont inventé le massacre de masse par omission, par inaction.
Dans une chronique publiée dans le quotidien britannique The Guardian (centre-gauche), Naomi Klein affirme que les généraux bloquent l’aide destinée aux régions sinistrées du delta de l’Irrawaddy afin de se débarrasser des centaines de milliers de paysans karen qui y vivent et de s’approprier leurs terres. « L’attitude des militaires n’est pas de l’incompétence ou de la folie, mais une épuration ethnique par laissez-faire », écrit-elle. Dans pareil contexte, l’appel lancé par la France, un pays qu’on aurait pu croire coincé par la présence controversée de Total en Birmanie, acquiert toute sa signification.

Qui pourrait ramener la junte à un semblant de rationalité, on n’oserait pas dire, d’humanité ? Si la junte birmane s’en sort, notait Naomi Klein, ce sera en grande partie à cause de la Chine qui a vigoureusement bloqué toute intervention humanitaire en Birmanie ». La Chine est aujourd’hui meurtrie par le tremblement de terre qui l’a durement touchée et elle démontre jusqu’ici une attitude radicalement différente de celle des (ir)responsables birmans. La sympathie qu’elle vient d’engranger au niveau international en raison de sa mobilisation en faveur des victimes serait encore plus grande si elle faisait pression sur les dirigeants birmans pour qu’ils acceptent l’aide internationale. Lorsque la question birmane sera mise à l’agenda aux Nations-unies, la Chine peut jouer un rôle décisif car elle est, jusqu’ici, le principal partenaire économique et soutien politique de la junte birmane.

La tragédie birmane a remis à l’ordre du jour le débat sur le devoir d’ingérence. Face à ces monstres froids, les tenants les plus obtus du dogme de la souveraineté nationale se taisent. Il reste, toutefois, aux partisans de la responsabilité de protéger de formuler des propositions qui permettraient d’en assurer, réalistement, la mise en oeuvre. Mais la morale est clairement dans leur camp.