Roel Briones a effacé les photos de son Olympus 3,2 mégapixels. Pourquoi ? Parce que quelqu’un en avait déjà tiré des copies, comme il le dit aujourd’hui ? Ou parce qu’elles étaient trop horribles ? Le caporal Briones est rentré d’Irak en Californie. Il se fait soigner. Désordres post-traumatiques. Il a dit au Los Angeles Times ce qui le tourmente la nuit : cette petite fille qu’il a ramassée sur le sol de sa chambre à Haditha, et dont la cervelle est tombée sur les bottes du Marine.

Lundi, c’était Memorial Day aux Etats-Unis. Le pays prend ce jour-là congé pour rendre hommage aux soldats tombés au combat. George Bush est allé, comme tous les présidents, célébrer ce culte guerrier au cimetière d’Arlington. Il a salué les « héros », les familles endeuillées. Mais depuis quelques jours, d’autres morts hantent la conscience américaine. Non pas celles des GI qui ont fait « le sacrifice suprême », mais celles de civils, massacrés de sang-froid. A Haditha. Ce nom arabe fait surgir un nom vietnamien : My Lai.

C’était une plus grande guerre, avec un engagement américain cinq fois plus massif, des pertes dix fois plus importantes. My Lai, en mars 1968, fut une plus grande tuerie : des centaines de victimes. A Haditha, il y en a eu 24. Mais c’est la même horreur : des civils abattus, et ensuite une tentative d’enfouir le crime.

Ça s’est passé le 19 novembre de l’an passé, au petit matin. Haditha est une place forte de la résistance à l’occupation, au bord de l’Euphrate, 200 km au nord-ouest de Bagdad. Avant que les Américains y viennent en force l’an passé, c’était aussi une résidence d’Abou Moussab al-Zarqaoui, qui délivrait ses sermons dans la mosquée proche d’Haqlaniyah.

Situation confuse

Pour reprendre le contrôle de cette ville de 90000 habitants, adossée à un grand barrage, le commandement a envoyé une unité aguerrie, qui en était à son troisième tour en Irak, Falloujah compris : le 3e régiment de la 1re division de marine. Six mois plus tard, les Américains ont un camp près du barrage, occupent quelques écoles désaffectées, mais la ville leur échappe toujours.

Le 19 novembre, la compagnie Kilo du 3e bataillon était en patrouille à la levée du jour. Dans le district de Subhani, un taxi avec cinq personnes à bord est arrivé en sens inverse. Et le premier véhicule américain lui a fait signe de stopper. Ce qui s’est passé ensuite est confus. Une bombe a explosé sous le quatrième Humvee, et tout le quartier a été secoué. Les occupants du taxi, cinq étudiants, ont été abattus avec le chauffeur. Un groupe de Marines est parti vers un pâté de maisons voisines, et une intense fusillade a retenti.

Le caporal Briones est arrivé un peu plus tard. Dans le Humvee éventré, il a trouvé le corps de son ami, Miguel Terrazas, coupé en deux, le visage réduit en bouillie. Il est allé vers les maisons, et quand il est entré dans la première, un officier lui a demandé s’il avait un appareil de photo. Avec son Olympus personnel, le caporal a été transformé en « photographe de combat ». Il a pris des images de la petite fille tuée d’une balle dans la tête, et de quatorze autres corps.

Dans une des trois maisons, un vieillard avec été abattu dans sa chaise roulante, un Coran à la main. Quelques témoins, plus tard, ont donné d’autres détails sur le massacre, de dix-neuf personnes au total. Une petite fille avait assisté à la tuerie dans sa maison, en se faisant passer pour morte sous le corps de son frère.

C’est plus tard que Roel Briones a effacé les photos de sa disquette. En fin de journée, il a dû retourner vers les maisons de Subhani, pour enlever les corps. D’autres images ont alors été faites - c’est réglementaire - mais sans les corps. Et à Bagdad, le commandement américain a annoncé qu’un soldat et quinze civils avaient été tués par une bombe placée au bord de la route. Les Marines avaient riposté et éliminé huit « terroristes ».

La dissimulation n’a pas été dévoilée, comme au Vietnam, par un journaliste américain entêté (Simon Hersh alors), mais par un étudiant irakien, Taher Thabet, qui est venu le lendemain dans les maisons d’Haditha avec une caméra, pour interroger les survivants. Ses images n’ont fait surface que deux mois plus tard. Et le magazine Time a publié les premiers résultats de sa propre enquête en mars.

La tuerie d’Haditha délie les langues

Le commandement américain sait désormais que la compagnie Kilo du 3e bataillon a commis un massacre gratuit, et que les officiers ont ensuite organisé sa dissimulation : ils avaient offert de l’argent aux survivants pour encourager leur silence. Une investigation est en cours, quinze missions ont été envoyées dans la ville au bord de l’Euphrate.

Les résultats ne sont pas connus, mais tout Washington sait déjà que la tache est aussi grave que celle de la prison d’Abou Ghraib. C’est ce que dit John Murtha, congressiste démocrate et ancien officier des Marines, devenu, après avoir voté les pouvoirs de guerre 2002, un des adversaires les plus acharnés de la guerre, partisan d’un retrait rapide des troupes d’Irak. Le républicain John Warner, président de la Commission des affaires militaires du Sénat, annonce l’ouverture d’une enquête parlementaire. Le chef du corps des Marines, le général Michael Hagee, a été envoyé sur le terrain pour rappeler que la conduite de la guerre doit se conformer aux Conventions de Genève.

La tuerie d’Haditha délie des langues et rappelle des souvenirs. En juillet de l’an passé, l’ambassadeur d’Irak aux Nations unies, Samikr al-Sumaidaie, avait demandé l’ouverture d’une enquête après la mort de son cousin, abattu au cours de la fouille de sa maison, dans la même ville sur l’Euphrate. Des journalistes qui ont été incorporés à des unités de Marines à Haditha affirment que les soldats traitent tous les civils comme des terroristes potentiels lors des fouilles de maisons. L’un d’eux se souvient d’un groupe qui écrivait des insultes sur les murs, et d’un soldat urinant au milieu de la cuisine d’une demeure visitée.

Trois mois avant le massacre de novembre, vingt soldats américains avaient été tués en deux jours, par une bombe et lors d’une embuscade. Dans ce dernier accrochage, les insurgés triomphants avaient filmé les corps carbonisés de leurs victimes : un franc succès sur Internet. La sale guerre crée en avançant dans la nuit sa propre souillure.