Propos recueillis par Caroline Stevan/Le Temps - Il est sorti de l’hôpital pour entrer en prison. Khieu Samphan, ancien chef de l’Etat khmer rouge (1975-1979), a été arrêté lundi [19 novembre] à Phnom Penh et inculpé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, après quelques jours de soins pour hypertension. L’interpellation du vieillard (76 ans) clôt la liste des cinq suspects censés être jugés par le tribunal spécial parrainé par les Nations unies. Avant lui, « Douch », directeur du centre de torture de Tuol Seng, Nuon Chea, « frère numéro deux du régime », Ieng Sary et son épouse Khieu Thirith, tous deux ministres, avaient déjà été inculpés.

Les responsables d’un régime, qui a fait quelque 2 millions de morts, pourraient ainsi être condamnés, près de trente ans après la fin de la dictature de Pol Pot. Jacques Vergès, qui a connu Khieu Samphan dans les cercles parisiens marxisants des années 1950, prendra la défense de l’ancien président. L’analyse d’Anne Guillou, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste du Cambodge.

Nuon Chea arrêté fin septembre, Ieng Sary et Khieu Thirith la semaine passée… Après des années d’immobilisme, peut-on dire que la machine judiciaire s’emballe au Cambodge ?

Cela fait des années que la question du jugement des Khmers rouges piétine. Il y a d’abord eu le Tribunal populaire révolutionnaire mis en place en 1979, à la chute du régime. Il n’a jamais été reconnu par l’Occident car il émanait d’un gouvernement pro-vietnamien. Certains pays occidentaux ont ensuite soutenu la résistance khmère rouge, contre ce gouvernement. Difficile, dès lors, d’entamer un nouveau procès. Aujourd’hui, le moment est venu. Les autorités actuelles sont considérées comme légitimes et suffisamment éloignées des Khmers rouges. Le tribunal spécial a été créé en 2006 et il a fallu en négocier les principes et le fonctionnement, se mettre d’accord sur les responsabilités. Pour juger le régime, on aurait pu arrêter des milliers de personnes, on en a retenues cinq. Tout cela a pris du temps.

Peut-on espérer une ouverture rapide du procès ?

Les principales difficultés ont été levées – notamment sur le financement de cette cour – et les dossiers à charge sont montés. Cela prendra sans doute encore quelques mois.

Khieu Samphan a toujours clamé son innocence et sa « naïveté ». Pouvait-il ignorer le génocide ?

Il y avait dans le régime des hauts responsables, qui étaient considérés avant tout comme des spécialistes et se cantonnaient à des rôles techniques, sous le patronage politique d’autres dirigeants. Khieu Samphan est peut-être plus un théoricien qu’un praticien, mais il n’a pu être tenu à l’écart de tous les événements, vu la place qu’il occupait dans le noyau dur du pouvoir. Tous essaient désormais de se décharger sur Pol Pot (ndlr : décédé en 1998).

Doit-on craindre des pressions intérieures ou extérieures
sur ce tribunal ?

Je ne pense pas que le gouvernement actuel redoute quoi que ce soit puisque Pol Pot, Ieng Sary et Khieu Samphan ont déjà été condamnés à mort par contumace en 1979. En revanche, la Chine populaire a soutenu massivement les Khmers rouges et s’est opposée à la création de ce tribunal. Va-t-elle essayer de freiner le déroulement du procès ? En a-t-elle les moyens ? La Thaïlande et les Etats-Unis ont largement soutenu la guérilla khmère rouge après la chute du régime. Ils n’ont sans doute pas tout à gagner dans cette histoire.

Quelles sont les attentes de
la population quant à ce procès ?

On a l’impression que ce procès se fera un peu sans les Cambodgiens, du moins sans les 90% de la population que sont les Cambodgiens des rizières. On a plaqué un schéma occidental sur leur histoire, celui de la Shoah, qui veut que les victimes ne trouvent le repos qu’à la condition que leurs bourreaux soient jugés. Ce schéma est légitime, mais est-il le seul ? D’autres formes d’expression populaire auraient pu être exploitées, à l’image des comités de réconciliation rwandais. Ce procès sera celui de la capitale et de la diaspora. Les campagnes se sentent peu concernées .