Moyen-Orient

« Nommer l’autre et sa souffrance, pour rendre la paix inévitable »

L’un des plus grands écrivains israéliens, David Grossman, 52 ans, est aussi un activiste de la paix et du dialogue avec les Palestiniens. Il était invité samedi à la Comédie de Genève par le Manifeste - mouvement de Juifs et d’Arabes vivant en Suisse pour une paix juste et durable au Proche Orient - en compagnie de créateurs culturels des deux côtés. Interview.

Quel rôle peut jouer l’écrivain dans un tel conflit ?

D’abord appeler les choses vécues par leur nom. Quand les politiciens recyclent le langage pour manipuler les gens, je me sens claustrophobe. Leurs clichés empêchent de voir la situation, alors il faut inventer des mots pour la décrire... et ces mots peuvent déclencher une situation nouvelle. En 1988, le gouvernement Shamir m’a désigné comme traître et mythomane quand j’ai publié Le Vent jaune, une enquête sur la vie des Palestiniens sous l’occupation. Je leur donnais des visages humains et expliquais le besoin d’un Etat palestinien, car cette domination immorale était à terme meurtrière pour nous. Or en 2005, même Sharon était arrivé à cette conclusion ! C’est un long processus.

La deuxième fonction nécessaire, c’est montrer que notre problème n’est pas que le nôtre ; il est vu autrement par d’autres yeux. Je ne parle pas ici d’objectivité (qui n’est pas réaliste), mais simplement d’essayer de voir à travers les yeux de l’autre, d’utiliser les mots de son dictionnaire. On y lit aussi souffrance, famille, rêve, droits... Cela aide aussi à comprendre le dictionnaire des Israéliens, qui raisonnent depuis si longtemps en terme de survie, et posent des exigences parfois paranos. En fait, le conflit est une combinaison de deux suspicions.

A part la fonction, il y a aussi le plaisir ?

J’écris parce que c’est la seule façon pour moi de comprendre la réalité, mon pays, et moi-même. Ecrire m’aide à saisir. En plus, il y a l’instinct de l’écrivain, qui me dit comment raconter une bonne histoire. Dans mes romans, j’utilise des situations extrêmes pour éclairer la réalité. Alors dans mes essais politiques, j’essaie d’être le moins extrême possible !

Malheureusement, après la deuxième intifada, la situation est devenue tellement désespérante qu’elle m’a paralysé. J’avais l’impression que cette violence de part et d’autre nous vidait de toutes nos qualités humaines. Il fallait tenter de sauver l’individu - le chevalier qui vit sous l’armure. Puis j’ai eu une réaction inverse : la peur que sous cet Etat-armure il n’y ait plus de chevalier à l’intérieur. J’ai préféré me détacher un peu, en traitant d’histoires de couples ou de la violence des vidéos sur les enfants.

En Israël, beaucoup disent qu’en face, il n’y a pas de David Grossman, et encore moins de Gandhi

Ce n’est pas vrai ! D’ailleurs nous n’avons pas non plus de Gandhi en Israël ! Moi-même je ne suis pas un pacifiste naïf. Je sais bien que nous sommes dans un contexte psychologique très chargé où chacun a peur de l’autre, à juste titre. Et vivre dans la peur ferme les âmes. Nous savons que dans le monde arabe, le fait israélien est mal accepté. Mais aujourd’hui, les deux peuples ont mûri. Chacun arrive à la certitude - sans enthousiasme ni amour certes - qu’il est impossible d’exclure ou éradiquer l’autre. Dans cinq ou dix ans, nous aurons une paix dictée par des intérêts très réalistes... et cette paix aura les contours des Accords de Genève.

Les Accords de Genève ne sont donc pas enfouis dans un tiroir ?

Détrompez-vous. Tout le monde sent bien que la solution ultime s’y trouve déjà. J’ai participé à ce processus. Le texte est justement issu d’une reconnaissance réciproque de gens qui se sont parlés. Pour la première fois, on y lit autre chose que haine, vengeance et suspicion ; chacun accepte des compromis douloureux. C’est pourquoi il fait peur aux politiciens. Si Sharon a décidé de quitter Gaza, c’est sous la pression des Accords, car il ne voulait pas laisser le champ libre aux initiatives à la société civile.

Mais la victoire du Hamas marque un coup d’arrêt...

...d’autant plus regrettable qu’enfin une majorité d’Israéliens est prête à renoncer à l’illusion des territoires occupés. Alors avec qui allons-nous négocier maintenant ? Au mieux, le Hamas fera des déclarations « pragmatiques » qui maintiendront un cessez-le-feu. Bien sûr, c’est mille fois mieux que des balles et des bombes, mais c’est dérisoire par rapport à la vraie paix que veulent maintenant les deux peuples. Cela dit je suis contre une punition collective des Palestiniens, à qui on couperait les vivres pour avoir voté, par lassitude, en faveur des fondamentalistes. Cela ne fera qu’augmenter leur désespoir - et la force du Hamas. Alors que la plupart des Palestiniens sont pour une paix négociée, contre un régime barbu à l’iranienne, contre les femmes voilées.

Et si...si au lieu de monter les tours, le gouvernement d’Ehud Olmert avait l’intelligence, l’audace de proposer au peuple palestinien et à son président une solution globale et généreuse, à l’image des accords de Genève ? Du coup, ce peuple ne sera plus d’accord d’être l’otage du Hamas. Je rêve... mais y a-t-il une autre issue ?

Plus d’infos sur le sujet http://www.lapaixmaintenant.org/auteur21

« ETRE JUIF, C’EST ETRE UN OUTSIDER »

Invité à lire des extraits de ses œuvres en compagnie de l’écrivain palestinien Elias Sanbar, David Grossman a ensuite répondu à la question de l’animatrice Florence Heiniger : que signifie pour vous le fait d’être juif ?

  • Etre juif, c’est être un outsider en permanence. Ne pas se sentir à la maison nulle part dans le monde. C’est le sol qui tremble sous nos pieds. De même, Israël ne se sent ni en sécurité ni à l’aise dans un abri vulnérable, qui est plus une forteresse qu’une demeure.
    En plus, avec nos frontières mal définies, c’est comme si nous étions dans une maison dont les murs bougent, sans savoir où finit notre chez-soi et où commence le chez l’autre.
    Aux yeux du monde, les juifs sont tantôt diabolisés, tantôt idéalisés. Ce sont en fait deux formes de déshumanisation : nous ne sommes pas des humains per se. C’est l’immense solitude existentielle d’un peuple qui n’est pas comme les autres peuples. L’idée de « peuple élu » comme élément qui compense cette solitude nous excommunie.
    Aujourd’hui, si Israël parvenait à résoudre ses problèmes avec ses voisins, ce serait la première fois depuis des millénaires que nous cesserions d’être en dehors du cadre... C’est pourquoi je souhaite que nous puissions enfin jouir de la solidité d’une existence réelle (...) reconnue par les autres.
    D.W.